Maître Thibault Durox est juriste, ancien avocat au Barreau des Hauts de Seine
Outre le problème du consentement à l’impôt et de la révolte ou de la fronde fiscale qu’il suscite encore aujourd’hui, l’autre image d’Epinal de la fiscalité française est bien celle de son instabilité chronique, domaine dans lequel la France s’illustre tristement depuis plusieurs décennies, tant aux yeux de ses nationaux qu’à ceux de ses partenaires étrangers.
L’instabilité de l’environnement fiscal français, causée principalement par l’imprévisibilité des lois fiscales et leur rétroactivité, est une préoccupation majeure pour une majorité de dirigeants d’entreprise. Cette instabilité participe de la création d’un véritable climat d’insécurité fiscale qui nuit à l’attractivité et à la compétitivité économique de notre territoire.
L’imprévisibilité de la norme fiscale en France s’explique, en premier lieu, par l’absence de monopole des lois de finances en matière de fiscalité, la Constitution ne réservant pas à ces dernières l’exclusivité des dispositions fiscales. Il en résulte un foisonnement fiscal, que chacun peut constater au travers des nombreuses lois, ordonnances, décrets, arrêtés édictés chaque année, qui est une première source de complexité et d’insécurité tant pour les contribuables que pour les entreprises.
L’inflation normative française génère une imprévisibilité fiscale pénalisante pour les entreprises, etpèse de façon certaine sur la dynamique de l’investissement. Des chiffres éloquents peuvent en témoigner : sur la période 2003-2008, plus de 40 lois et ordonnances contenant des dispositions relatives à l’impôt sur les sociétés ont été adoptées en France ; le crédit d’impôt recherche, dispositif phare de notre fiscalité, est modifié presque chaque année depuis sa création.
La philosophie fiscale adoptée par la France, fondée sur un large recours à la fiscalité dérogatoire et à la multiplication des niches fiscales, accentue encore le caractère imprévisible de sa législation.
L’autre facteur d’instabilité fiscale est la place laissée à la rétroactivité de la loi fiscale. Le changement rétroactif des règles du jeu bouleverse en effet les arbitrages des acteurs économiques et constitue une source d’insécurité juridique. A cet égard, en dépit de la jurisprudence vigilante des juridictions internes qui s’assurent du respect du principe de sécurité juridique, ainsi que de certains engagements gouvernementaux, la France n’encadre pas encore suffisamment les différentes formes de rétroactivité, notamment économique[1], source d’inquiétude majeure pour les contribuables et les entreprises. En témoigne, notamment, l’absence de sanctuarisation, même pendant une durée limitée, des dispositifs fiscaux incitatifs susceptibles d’être remis en cause d’une année sur l’autre. A cela s’ajoute, en règle générale, la mauvaise maîtrise par le législateur fiscal des mesures transitoires, en cas de changement de régime fiscal applicable à des situations en cours, généralement source de contentieux.
Le constat de l’insécurité fiscale française est acté depuis de nombreuses années déjà, et a donné lieu à de nombreux rapports, d’initiative privée ou sur demande publique, proposant un certain nombre de solutions ou de corrections viables destinées à restaurer une certaine attractivité économique[2].
Force est de constater, à cet égard, l’absence quasi-totale d’évolution positive du paysage fiscal français, hormis dans un nombre restreint de domaines concernant les relations de l’Administration fiscale avec les contribuables[3], qui témoigne d’une inconséquence manifeste de nos responsables politiques dans la « fabrique de la fiscalité ».
Car la France peine à se doter, à l’inverse de certains autres pays européens, d’une politique fiscale explicite, suivant une trajectoire fixe, définie à l’avance et concertée. La fiscalité apparaît trop souvent comme la variable d’ajustement d’un contexte budgétaire difficile et mal maîtrisé, sans ligne directrice forte manifestant un projet économique ou de société susceptible de recueillir l’adhésion du plus grand nombre. L’actualité fiscale récente en fournit de trop nombreuses illustrations : l’annonce de la suppression de la contribution de solidarité sociale des entreprises (C3S), puis son maintien en catimini ; la disparition annoncée du Crédit d’Impôt Compétitivité Emploi (CICE), dispositif phare du quinquennat Hollande, transformé en allégement de charges sociales ; l’instauration du prélèvement à la source de l’impôt sur le revenu, prévue initialement pour 2018, mais finalement reportée à 2019 ; la gabegie résultant de l’invalidation de la taxe de 3% sur les dividendes, dont on rappelle qu’elle avait été instaurée pour des motifs de rendement budgétaire (sic !), qui générera au final à la charge de l’Etat une note à payer de 10 milliards d’€, essentiellement au profit de grands groupes…
La perte de notre souveraineté au profit d’une prédominance de l’UE renforce cette instabilité. . L’intégration européenne se traduit ainsi par un interventionnisme de la Commission sanctionnant toutes les aides d’Etat, notamment sous forme fiscale, qui met sous tutelle les systèmes fiscaux nationaux. En outre, la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE), au travers de sa jurisprudence prolifique, veille en gendarme zélé au respect des libertés de circulation qui trouvent de nombreuses applications en matière fiscale et impose ainsi aux Etats membres d’adapter voire d’amender leurs dispositifs fiscaux. Plus généralement, l’UE est marquée par une concurrence fiscale très forte entre les Etats membres en matière d’impôts directs, contraignant les systèmes fiscaux nationaux à se doter de régimes dérogatoires afin d’attirer les investissements, qui ont pour contrepartie un alourdissement de la fiscalité sur les assiettes les moins mobiles (consommation, travail etc).
Sur le plan interne, la multiplication des questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) en matière fiscale constitue également une source importante d’instabilité, parfois susceptible de remettre en cause l’existence même de dispositifs fiscaux et pouvant mettre à la charge de l’Etat d’importantes sommes à titre de remboursement.
Le retour à une certaine sécurité fiscale et, plus largement, la recherche d’un système fiscal plus efficient, ne peuvent faire l’économie d’une réflexion sérieuse sur les moyens d’exercer notre souveraineté fiscale dans une économie mondialisée, en prise avec une concurrence poussée. L’intégration juridique et fiscale dans une union d’Etats dont les systèmes économico-sociaux sont disparates apparaît à cet égard comme une des nombreuses inepties de l’UE
[1] La rétroactivité économique peut être définie, selon le rapport Fouquet de 2008, comme « la modification pour l’avenir d’un dispositif sur la base duquel un contribuable s’est engagé dans la durée en anticipant sa pérennité ». Il s’agit le plus souvent de l’abrogation anticipée d’une exonération ou d’un régime fiscal favorable.
[2] Cf. notamm. B. Gibert, Améliorer la sécurité du droit fiscal pour renforcer l’attractivité du territoire, rapport (septembre 2004) ; O. Fouquet, J. Burguburu, D. Lubek et S. Guillemain, Améliorer la sécurité juridique des relations entre l’administration fiscale et les contribuables : une nouvelle approche. Rapport au ministre du budget, des comptes publics et de la fonction publique (juin 2008) ; C. Bouvier, G. Carrez, O. Fouquet et B. Gibert, Instructions fiscales : propositions pour améliorer la sécurité juridique en matière fiscale : Ministère de l’Économie, de l’Industrie et de l’Emploi (2010) ; H. de Castries et N. Molfessis (sous la direction de), Sécurité juridique et initiative économique, rapport, le Club des Juristes (mai 2015). Parmi les propositions récurrentes, figurent, notamment, la concentration des règles fiscales au sein des seules lois de finances, une meilleure régulation de la rétroactivité des règles fiscales, un recours plus systématique à la concertation publique lors de l’élaboration des dispositifs fiscaux et le développement des procédures de rescrit.
[3] Notamment par le développement des rescrits (appelant l’Administration à prendre position formellement sur une situation de fait) ou la publication en ligne de la doctrine de l’Administration fiscale sur la base BOFIP.